CHAPITRE XVIII
C’était désespérant. Le Ma Ker revenait de sa troisième mission sans rapporter le moindre espoir. Ils n’avaient même pas vu une seule épave, détecté un seul inlandsis, et une nouvelle journée de soleil allait commencer. La glace n’avait pas encore fondu mais les manchots, par exemple, désertaient la rookery, sauf les individus les plus âgés et à ce train ils n’auraient même plus assez d’huile pour les moteurs du dirigeable. La construction du train de radeaux se poursuivait avec acharnement mais on ne disposerait pas de places pour tous. Il faudrait prendre une décision déchirante, transporter par les airs ceux que le sort désignerait et qui seraient déposés en dehors de la banquise.
— La carte de ton demi-frère est fausse, lui lança Zabel avec acrimonie. Il s’est moqué de toi, t’a donné de faux espoirs. Nous perdons trop de temps. Il va falloir envisager une autre solution. Sur le radeau nous ne pourrons embarquer que trente, tu le sais bien.
— Mon frère ne m’aurait pas joué un tour pareil, dit-il. Nous devons mal interpréter ces renseignements. Les Roux savent parfaitement s’orienter.
— Nous n’avons pas trouvé un seul des repères, comme cette montagne noire dont il est question, certainement le piton d’une ancienne île du Pacifique. Si au moins on la trouvait, cette montagne noire… On pourrait y installer la base.
Dans la nuit la température au sol, c’était surtout celle-là qui devenait primordiale, resta aux alentours de moins cinquante. Dans la journée elle avait atteint un moins trente, mais l’air ambiant, lui, devait se trouver au niveau du zéro et ils pouvaient aller le visage et les mains nues sans prendre trop de risques.
Ils préparaient aussi sans enthousiasme la prochaine mission de recherches selon un angle plus austral. Le soir Liensun passait des heures sur la carte dessinée par Jdrien mais ne parvenait pas à en tirer profit.
Bien avant l’aube qui désormais débutait vers six heures, ils se préparaient à l’épreuve du Soleil. Des lunettes noires découpées dans du plastique protégeaient leurs yeux. Ils s’enduisaient d’épaisses couches de graisse pour protéger leur visage et leurs mains, gardaient une coiffure sur la tête, car la veille un enfant avait été victime d’une insolation, se croyant protégé par son épaisse tignasse. On avait dû aussi alléger les vêtements et le système autochauffant des combinaisons ne fonctionnait plus. Mais qu’il était difficile de travailler dans de telles conditions. Il fallait aussi veiller au fonctionnement de tous les moteurs, à cause du graissage qui devenait trop fluide et qui pouvait entraîner des grippages.
On avait soif, très soif, et la fabrique d’eau potable connaissait quelques problèmes. D’ordinaire la mince couche de glace sur la banquise était faite de condensation de vapeur d’eau congelée, mais celle-ci s’était évaporée la première la veille et on devait utiliser un distillateur qui avait quelques ennuis de fonctionnement.
— Si ça continue, il faudra aller chercher de la glace sur l’inlandsis le plus proche.
Le départ du Ma Ker eut lieu un peu avant midi et, en marchant vers le dirigeable, Lien Rag se rendit compte que les semelles de ses bottes étanches faisaient un drôle de bruit de succion. Il se pencha pour les examiner et constata que la banquise fondait imperceptiblement. Juste un millimètre d’eau, même pas. Autour d’eux des fumerolles s’élevaient beaucoup plus nombreuses que la veille. Il tourna sur lui-même, constata que l’horizon s’était rétréci alors que, la veille, en pleine lumière, il était à l’infini.
— Le brouillard, dit Guhan qui le suivait. Un brouillard qui finira par devenir si épais que nous aurons le plus grand mal à nous orienter et à repérer les objets au sol. Il faudra utiliser le radar et pour le retour demander que la radio fonctionne sans arrêt sur une certaine fréquence.
Vu du ciel, le spectacle de la banquise fumant était surprenant. Des milliers de colonnes de vapeur s’élevaient dans l’air très calme et commençaient de former des nuées basses qui tamisaient le Soleil. Tout l’équipage paraissait plongé dans une angoisse paralysante et Liensun devait hurler pour les tirer de leur léthargie. Vers le soir ce fut bien pire. Ils volaient dans une épaisseur molle et cotonneuse, uniquement aux instruments.
— Ça ne sert à rien, dit quelqu’un. Comment repérer une montagne noire ? Il faudrait descendre encore et ça peut être dangereux.
— Il faut que la veille soit extrêmement vigilante, avec des équipes qui se remplacent toutes les heures.
Les moteurs chauffaient dans cette atmosphère bizarre, moite. L’air dépassait les deux degrés positifs et l’huile de graissage était comme de l’eau. On dut ralentir encore les tours minutes et surveiller les cadrans.
— Ce sera la dernière mission si chacun de nous est d’accord, dit Liensun, car nous devons tenir compte des éléments. Peut-être devrions-nous essayer de rentrer dès maintenant. La balise radio ne tiendra que si l’émetteur est alimenté.
— Nous faisons cap à l’ouest ?
— Je veux l’accord de tous.
Il l’obtint sans peine. Tout l’équipage était regroupé autour des instruments de navigation et personne n’avait envie d’aller se coucher. On faisait circuler des boissons et un peu de nourriture, mais les estomacs restaient noués.
Dans le faisceau des projecteurs le brouillard prenait d’étranges apparences, des brillances suspectes que des ombres profondes, malsaines, creusaient de gouffres inquiétants. Ils croyaient que des animaux inconnus se ruaient vers les vitres de la passerelle dans une vision de cauchemar.
Avec la nuit le brouillard devint givrant et de gros grêlons frappèrent les panneaux de verre avec violence.
— Tout va éclater.
— Nous perdons de l’altitude, dit le timonier.
Liensun réalisa tout de suite :
— Une équipe dans les structures supérieures. L’enveloppe a dû se crever et les vapeurs d’eau ont gelé avec la nuit.
Ils découvrirent que les caténaires étaient gainés de glace et qu’il y en avait des tonnes sur les ballonnets remplis d’hélium. Il fallut des heures pour tout dégager et on établit un courant d’air chaud en détournant les durits du chauffage des cabines.
— Nous avions cru que le dirigeable resterait le seul moyen de transport fiable avec les bateaux, mais nous nous sommes trompés, dit Liensun. Il y aura désormais de tels brouillards que nous ne pourrons plus prendre l’air.
— Sauf si le vent se lève, mais dans ce cas ce sera très dangereux de naviguer, dit Guhan.
Ils captèrent enfin la radio de Rooky à des centaines de kilomètres et s’orientèrent sur elle. La balise était directionnelle et quand ils s’en écartaient le volume du son faiblissait.
— Si nous revenons sains et saufs, dit une fille, je jure de ne plus baiser pendant un mois.
— Moi aussi, dit un garçon.
Liensun frémit. Naïvement se faisait jour un renouveau du sentiment religieux, le goût pour les sacrifices de reconnaissance éperdue. Comment allait donc évoluer leur petite société dans ces conditions ?
— Moi, je ne boirai plus de vodka, dit un garçon. De toute façon il n’y en a plus à la colonie.
Cela fit rire mais un malaise persista et Zabel en parla un peu plus tard à Liensun.
— Dans le temps nos grands-parents étaient le plus souvent de religion grégorienne. Par la suite on a essayé d’oublier ces sentiments au nom de la raison et de la science, mais j’ai l’impression qu’ils renaissent et ça me fait peur.
— C’est quoi les grégoriens ?
— La culture de Grégoire je ne sais plus combien, le dernier pape catholique de la Grande Panique ou de je ne sais quoi… les Néo-Catholiques ne veulent pas entendre parler de ce culte, mais il existe bel et bien et les Rénovateurs mystiques l’ont toujours pratiqué. Ma mère me racontait que son grand-père assistait à des cérémonies secrètes où le portrait de ce Grégoire figurait… Il paraît que ce pape est rentré dans le monde, qu’il s’est trouvé une femme et a procréé… Ce qui bien sûr est contraire aux règles de Vatican II.
— Je n’en avais jamais entendu parler.
Zabel haussa les épaules :
— Bien sûr, avec Ma Ker et les Suba, de purs scientifiques, ça ne risquait pas. Moi je suis d’origine mystique. Mes grands-parents restaient attachés aux grimoires et aux incantations solaires…
— Il y avait des sacrifices, tu crois ?
— Je n’en sais rien.
— On a dit qu’ils égorgeaient des enfants sur un autel pour que le Soleil revienne.
Il y eut un cri du côté du radar :
— Attention, j’ai un écho droit devant nous. Il y a risque de collision si nous continuons d’avancer.